mercredi 22 avril 2009

Eux

C’était un soir d’automne. L’atmosphère était lourde mais conviviale. C’était un soir de première, tout avait été parfait, les gens avaient été nombreux, le stress était tombé. Les amis fidèles étaient réunis dans l’antre du grand créateur, avec un feu dans la cheminée; même les voix semblaient feutrées.

C’était un soir comme il y en a peu dans une vie. Un soir de solitude commune, quand chacun se passe et repasse ses souvenirs frais comme pour les imprégner à jamais. Comme pour les rendre irréels et inaccessibles. Pour s’en détacher un peu, histoire de passer à autre chose.

Dans l’appartement obscur, tous ces gens étaient amortis, mais gonflés d’une énergie mystique. Dans l’enceinte de ces murs colorés, le temps passait au ralenti, faisant fi du tictac pressé qui résonne en permanence dans les rues de la métropole. Peu de regards, et encore moins de mots, on aurait pu croire à une villégiature de mimes en vacance. Mais très rapidement, les visages deviennent mats, les traits tirés. Puis les acteurs de cette scène étrange rentrent chez eux. Ils n’étaient plus que deux. Physiquement.

C’est là que la vraie soirée devait commencer. Mais rien ne commença. Elle, les yeux fermée, pour ne pas faire face à l’évidence. Lui, les yeux grands ouverts, voyant défiler tout ce que ce rien pourrait être. Un silence à couper au couteau, un tableau jauni comme s’il avait été installé là il y a des années. Il attendait les personnages. Mais les rôles étaient mal distribués.

Normalement, les garçons aiment faire rire les filles. Pas celui-là. Il veut les émouvoir. Les attendrir. Il fait rire tellement de gens, c’est machinal, voir viscéral. Ce n’est pas ce qu’il veut inspirer chez une dame. Il aimerait ouvrir son âme, se sentir nu devant elle, laisser aller sa poésie, aller encrer dans son cœur une prose et des notes de musique. Être celui qu’il n’est pas avec personne. Être celui qu’il n’est qu’avec lui-même.

Normalement, les filles aiment que les garçons les fassent rire. Pas celle-là. Elle veut être émue. Attendrie. Elle rit tellement souvent, c’est machinal. Ce n’est pas ce qu’elle attend d’un homme. Elle voudrait ouvrir son âme, se sentir nue devant lui. Embellir les paysages de poésie et de notes de musique. Être celle qu’elle n’est avec personne. Être celle qu’elle n’est qu’avec elle-même.

Tous les deux le savaient très bien. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il gardait ses yeux ouverts sur ce qui devait être selon lui le début d’une histoire grandiose de création et de liberté. Il avait la ferme conviction que tous les deux devaient vivre cette relation sans titre aucun. Sans mot pour définir exactement ce que c’était. Vivre simplement. Elle, obsédée par les mots, voulait définir chaque évènement et chaque sentiment, maîtriser la narration avec un dictionnaire dans une main, et son cœur dans l’autre.

Il faisait de plus en plus chaud dans le vieux salon. Les boiseries semblaient s’agrandir et remplir l’espace rendant l’air irrespirable. Il ouvrit les vieilles fenêtres de bois; erreur fatale. La cellule close capturée dans un moment qui avançait avec des unités de temps indéterminé s’était effondrée. Une brèche était ouverte. TICTAC! TICTAC! Rapidement le temps les rattrapa et elle ouvrit les yeux. Il la regardait. Il espérait. Elle le regardait. Elle doutait. Comme propulsée dans la réalité, éjectée de ses désirs dramatiques, elle brisa le silence.

Déçu, il baissa les yeux un instant, un instant de trop. Rompant l’hypnose d’un seul coup.

Puis elle se leva et prit son manteau, il la conduisit jusqu’à la porte. Avant de partir, elle déposa un baiser sur la joue de ce poète incompris. Ses lèvres touchèrent sa peau pendant une éternité. Pendant toute une vie. Pendant tout un monde. Pendant l’éternité d’une seconde.

Il resta là, debout devant la porte ouverte, écoutant ses pas s’affaiblir dans le long couloir. Puis il referma la porte. Elle était partie.